INTERFILM à la 66° Berlinale

Rapport de Jacques Vercueil, membre du jury œcuménique
Doris Dörrie: Grüße aus Fukushima

Doris Dörrie: Grüße aus Fukushima (© Majestic)


La 66° Berlinale s'est située dans la perspective de la crise humanitaire des réfugiés, soulignée presque chaque jour par des événements dramatiques en Europe et alentour. Cela se manifestait dans les initiatives du Festival à cet égard – par exemple, la collecte de fonds lancée par son directeur Dieter Kosslick en faveur des actions humanitaires – ainsi que, naturellement, dans la programmation des films des diverses compétitions. Au premier rang de ceux-ci, celui distingué par le Prix du Jury œcuménique et, le jour suivant, par l'Ours d'or de la Berlinale, le superbe documentaire Fuocoammare de l'Italien Gianfranco Rosi. Son sujet : le déferlement, sur l'île de Lampedusa entre Tunisie et Sicile, de milliers de réfugiés entassés sur des embarcations en perdition, et les affreuses conditions physiques et morales des survivants que l'opération de sauvetage – incapable de faire face à toutes les urgences – peut emporter à terre ; tandis que se déroule inaltérée la petite vie des habitants de l'île, indifférente au drame qui se noue à portée de lance-pierres (le jouet du fils des pêcheurs). Un magnifique personnage de médecin aux prises avec la catastrophe sait exprimer toute l'humanité qu'elle requiert.

C'est encore un 'film de migrants' qu'a primé, dans la sélection Forum, le Jury œcuménique : Les sauteurs, d'Aboubakar Sidibé, Estephan Wagner et Moritz Siebert. Le premier cité, Malien, fait lui-même partie des sujets du film – des Africains qui tentent de franchir les barrières érigées pour leur interdire l'entrée dans la ville de Melilla, passage entre le Maroc et l'Europe. Ses co-réalisateurs lui ont fourni la caméra et le savoir-faire pour qu'il documente de l'intérieur son odyssée. Un second prix ex-aequo (Forum) a été attribué par ce Jury au film Barakah meets Barakah (Barakah rencontre Barakah), comédie satirique du saoudien M. Sabbagh, en hommage à une astucieuse remise en cause des règles sociales oppressantes qui obligent un duo de jeunes amoureux aux plus farfelues inventions pour réussir simplement... à se rencontrer ! Enfin, dans la sélection Panorama, le Jury œcuménique a distingué le charmant et profond road-movie Les premiers, les derniers de Bouli Lanners. Le titre d'inspiration biblique annonce, entre autres, un émouvant duo de marginaux un peu simples d'esprit, Esther et Willy, dénués de tout – mais richissimes d'amour, ce qui leur donne un courage et un allant grâce à quoi ils surmontent les obstacles dressés sur leur route. Grâce aussi à quelques personnages inattendus mais bienfaisants, dont un vagabond du nom de Jésus n'ayant pas que son nom en commun avec le fils de Joseph...

Le fils de Joseph, c'est aussi le titre d'un autre film de qualité (réalisateur Eugène Green) dont le sujet est la relation père-fils et le sacrifice, dans un contexte contemporain universalisé par la musique baroque et de nombreuses références comme le sacrifice d'Abraham, la fuite en Egypte, etc. Seule production allemande en compétition officielle, 24 semaines (24 Wochen) de Anne-Zohra Berrached traite avec une grande intelligence d'un  sujet extrème, l'avortement thérapeutique tardif. Remarquablement interprété dans le rôle de la mère par Julia Jentsch, le film expose les doutes, les réflexions, les angoisses et les souffrances du couple devant la décision que doit prendre la mère – la technologie ayant rendu possible la connaissance anticipée et certaine des malformations fœtales auxquelles il faut faire face – et y associe, à travers la profession show-buziness de la protagoniste, ses implications sociétales. Quoi que l'on pense de la chute, le respect avec lequel sont prises en compte les différentes dimensions en cause doit être salué.


Dans le grand nombre de films visionnés au cours de cette riche décade, il vaut la peine de signaler encore L'avenir de Mia Hansen-Løve, Ours d'argent du meilleur(e) réalisateur(trice): brillante et sensible peinture d'une étape de la vie, lorsqu'à la fin de son âge mûr Nathalie (merveilleuse Isabelle Huppert) voit disparaître d'auprès d'elle, pour diverses raisons, sa maman, son mari, ses enfants, la maison qu'elle aimait, son métier...  et qu'elle doit se reconstruire, cherchant pour cela un appui dans la philosophie qu'elle enseignait (comme le faisaient les parents de la réalisatrice !) Autre belle réussite, Soy Nero de Rafi Pitts, centré là encore sur un aspirant au passage de frontière : le Dream Act (2009) ayant promis la nationalité américaine (Green card) à de jeunes sans-papiers résidant aux Etats-Unis s'ils s'engageaient deux ans dans l'armée U.S., Nero, Mexicain qui pense remplir les conditions requises, franchit la frontière. Son rêve de paradis américain et la sévérité de la réalité qu'il rencontre sont rendus avec un grand art cinématographique et une qualité démonstrative très remarquables. A recommander aussi Hedi (de Mohammed Ben Attia, Ours d'argent de la première œuvre et d'interprétation masculine), fin portrait d'un itinéraire vers l'émancipation. D'un jeune homme se libérant de la protection écrasante de sa mère et des traditions, ce film fait aussi le symbole d'une Tunisie à la recherche d'un équilibre dans la modernité.
 

Shepherds and Butchers (Bergers et bouchers, d'Oliver Schmitz) est un vigoureux (dur!) plaidoyer contre la peine de mort ; il prend le point de vue original des conséquences d'une telle sanction au niveau des personnes chargées de la mettre en œuvre, la violence étant grosse de violence. Mort à Sarajevo, de Danis Tanovic, honoré du Grand prix du Jury, a le mérite de rappeler à l'Europe combien la poudrière des Balkans reste dans un équilibre instable ; une cinématographie séduisante propose plusieurs caractères attachants, mais l'œuvre souffre d'un didactisme exagéré – longs tunnels explicatifs sur l'histoire tortueuse des relations entre peuples dans cette région ultra-divisée depuis des siècles – qui lui laisse peu de spontanéité. Evoquons encore Ja, Olga Hepnarova de Tomas Weinreb, film d'une noirceur absolue, fait de l'itinéraire désespérant d'une jeune Tchèque qui en 1973 lança exprès son camion sur un groupe de piétons et en tua huit. Le film, par une mise en scène très adaptée au fond (noir et blanc, plans longs, jeu figé et mécanique de la protagoniste, dialogues laconiques...) parvient à montrer combien l'absence d'amour et d'espoir peut déconstruire une personnalité et la conduire au pire.

Pour ne pas conclure sur une note si dure, je terminerai par Grüsse aus Fukushima (le titre français Fukushima mon amour est si vulgairement accrocheur que je ne le mentionne que par devoir, et à regret) de Doris Dörrie. Noir et blanc également, mais cela peut aussi exprimer une poésie positive, il raconte une jeune femme qui, déçue en amour, part au Japon faire 'le' clown pour égayer un camp de réfugiés du tremblement de terre de Fukushima. Elle y réussit très mal, mais une habitante inconnue lui demande de la conduire dans la zone interdite. Ce service rendu, elle y reste, et se construit entre l'Allemande et la Japonaise une amitié nourrie par le besoin qu'elles ont toutes deux de quitter leur absolue solitude, et par l'étrangeté enrichissante que chacune trouve à l'autre.